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Éric Cantona se la joue Heisenberg dans le thriller noir Dérapages

Éric Cantona se la joue Heisenberg dans le thriller noir Dérapages

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Par Adrien Delage

Publié le

L'histoire d'une fausse prise d'otages abracadabrante, plutôt haletante, mais pas toujours juste dans l'interprétation.

Le 25 octobre 2005, le QG de France Télévisions Publicité est soudainement attaqué par un commando de neuf individus masqués. Armés jusqu’aux dents, ils prennent en otage le comité de direction présent pour un séminaire, avant de les menotter, voire les maltraiter pendant plusieurs heures. À la fin de cette terrible épreuve, la vérité est dévoilée : les terroristes sont en réalité des membres du GIGN, recrutés par Philippe Santini, le PDG de la régie à l’époque, pour participer à un jeu de rôles violent et malsain, dans lequel ses salariés deviennent le sujet d’un test de stress poussé à l’extrême.

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Cette histoire insensée, mais bien réelle, a inspiré l’auteur Pierre Lemaitre pour son roman Cadres noirs, publié en 2010. Dans ce récit mi-fictif, mi-documentaire, l’écrivain raconte la bataille dramatique d’Alain Delambre, un senior ruiné qui vit de petits boulots, contre le chômage. Pour mettre sa famille à l’abri du besoin et retrouver sa dignité, il va accepter une étrange proposition d’embauche, dont le test final consiste en un jeu de rôles pas très net : une prise d’otages.

Pierre Lemaitre est également coscénariste de l’adaptation en série pour Arte, rebaptisée Dérapages pour l’occasion, avec Perrine Margaine (Trois jours et une vie) et Ziad Doueiri (Baron noir) à la réalisation. Dans cette version, Alain Delambre est campé par Éric Cantona, de retour sur le petit écran français, après une escapade à la télévision belge pour Le Voyageur.

Walter White vs le chômage

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Alain Delambre est un homme en colère, enragé même. En colère contre ses patrons abusifs, en colère contre le mari de sa fille, banquier crâneur et égocentrique, en colère contre le système, qui le laisse à la merci de la pauvreté, mais surtout, en colère contre lui-même et ses échecs. Cette rage, il la transforme en force avec pour seul mantra : trouver un travail. Oui, Dérapages est clairement une série de gauche, mettant en avant la galère des plus démunis, face à l’orgueil des plus riches, mais c’est aussi un thriller qui parle de la métamorphose d’un homme.

Il y a clairement quelque chose qui tient de Breaking Bad dans cette histoire de révolte. Comme Walter White, Alain est un homme aimant et loyal envers sa famille, prêt à tout pour la protéger. Comme Heisenberg, il va embrasser un alter ego plus démoniaque, plus vicieux, dans la tête duquel la fin justifie les moyens. Pour trouver du travail, prendre sa revanche sur le système et subvenir à ses besoins, Alain va “break bad”, quitte à trahir, voire voler les siens et finalement, se retrouver entraîné dans une spirale infernale dont les seules issues envisageables sont la mort ou la prison.

Si Walt pouvait compter sur ses talents de chimiste pour vivre de l’économie souterraine, Alain a bâti sa force sur son expérience en tant que responsable des ressources humaines dans des PME. Ses capacités et ses années de fonction ont tapé dans l’œil d’Alexandre Dorfmann, le patron machiavélique derrière la fausse prise d’otages. Ce qui aurait pu être une collaboration fructueuse entre les deux hommes va finalement tourner au duel de cow-boys et plus globalement, à une véritable guerre politique entre deux opposés du système.

Virage à gauche

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Dérapages est un thriller sombre et social, dont l’histoire complètement absurde peut vite paraître peu crédible. En effet, il vaut mieux être au courant des faits et de la véritable prise d’otages de France Télévisions Publicité pour lever sa suspension d’incrédulité, mais si on l’accepte, la série devient haletante et engageante, conséquence des nombreux rebondissements de l’intrigue et de la descente aux enfers d’Alain.

Comme de nombreuses séries françaises, Dérapages souffre toutefois de dialogues trop écrits et récités façon théâtre. Le jeu des acteurs est assez inégal dans l’ensemble, notamment celui des deux interprètes principaux, Éric Cantona et Alex Lutz, caricatures de leur personnage déjà archétypaux. Le premier surjoue la colère constante, tandis que le second, froid et nonchalant, n’offre que très peu de nuances à son personnage de grand méchant loup. Si on finit par apprécier l’un et détester l’autre, il faut un peu de temps pour accepter leur psyché manichéenne.

Heureusement, plutôt que de tomber dans l’action pure et dure à la Taken, Dérapages se veut plus subtile dans son écriture. La violence, présente, passe aussi par la pression psychologique exercée par les deux protagonistes, chacun miroir de l’autre. Alain sacrifie sa famille pour ses propres besoins, tandis qu’Alexandre terrifie ses employés au risque de les traumatiser à vie. Cette confrontation morale est mise en scène de façon dynamique, avec des parenthèses d’Alain face caméra, qui brisent le quatrième mur. Une idée plutôt réussie dans l’ensemble, qui prouve que le sujet de la série n’est pas le destin du senior, mais bien sa lutte cauchemardesque contre la précarité.

Dérapages est une série importante dans le contexte français actuel, faisant écho au mouvement des gilets jaunes, dont les réclamations et les manifestations ont été mises en pause suite à la pandémie de Covid-19. Toutefois, il est aussi possible de l’apprécier comme un thriller à l’humour noir, plutôt bien construit et suffisamment riche en rebondissements pour rester haletant. Pas le Breaking Bad hexagonal pour autant, mais le combat acharné d’Alain mériterait bien un “yo, bitch” d’encouragement et d’efficacité.

Les six épisodes de Dérapages sont disponibles sur Arte.tv jusqu’au 13 mai.

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